Trois faux frères

 

 

 

Il était une fois, il y a bien longtemps, sur le territoire de l'actuelle commune de Cervon, près de Corbigny, dans la Nièvre, un beau château : le manoir de La Chaume. Y vivait, entourée de quelques serviteurs et de sa vieille nourrice Marguerite, la seule héritière de la famille, damoiselle Clotilde. Elle était très pieuse, et ne songeait nullement au mariage : elle avait déjà refusé plusieurs nobles des environs, et se complaisait dans le souvenir de ses frères.

Ceux-ci, Jean, Jacques et Jules, étaient des guerriers pleins d'audace et de courage, et dignes en tous points de leurs nobles aïeux qui avaient si souvent montré une grande bravoure. Ils n'aimaient pas demeurer au manoir, et ne pensaient qu'à repartir mettre leur épée au service du roi.

Clotilde les voyait toujours s'éloigner avec beaucoup de peine, et réapparaître avec beaucoup de joie. Mois les moments où ils étaient absents étaient infiniment plus longs que ceux où Clotilde pouvait les voir et les entourer de son affection.

Des semaines, des mois, des années passèrent sans que Jean, Jacques et Jules donnent signe de vie. Les serviteurs et la vieille nourrice se disaient persuadés qu'ils avaient trouvé la mort dans quelque combat et qu'on ne les reverrait plus. Mais Clotilde était certaine du contraire : chaque jour, elle allait prier au pied d'une vieille croix, non loin du château, et demander leur retour. Un comportement qui contristait Marguerite.

•  Il ne faut pas penser ainsi, demoiselle, lui disait-elle en essuyant, à son retour au manoir, les larmes qui coulaient sur son visage. Vous vous bercez d'illusions. Vos frères sont partis depuis maintenant des années. Cherchez plutôt à répondre aux vœux du vicomte de la Perche ou du baron de la Taille, qui sauront faire votre bonheur en ce bas monde.

Clotilde secouait la tête et ne voulait rien entendre. Elle continuait à prier, persuadée que Jean, Jacques et Jules reviendraient, qu'ils ne repartiraient jamais plus, et qu'ils vivraient tous quatre dans la meilleure intelligence de sentiments.

Un jour qu'elle était abîmée dans ses prières de sa croix, elle entendit tout à coup des piétinements de chevaux, et bientôt elle vit apparaître trois cavaliers.

•  Mes frères ! Mes frères ! s'écria-t-elle. Est-ce bien vous ?

•  Oui, sœur chérie, nous voici enfin revenus…

Ils étaient tous trois couverts de poussière, et il était visible qu'ils avaient fait une longue route. Clotilde les emmena au manoir et leur fit servir un copieux repas. Elle était heureuse et, pendant que Marguerite servait à table, elle s'étonnait que la vieille femme conserve un visage fermé et ne partage pas sa joie.

•  Leurs pieds, leurs pieds… murmurait Marguerite.

Mais Clotilde ne comprenait pas et demeurait plongée dans le ravissement.

Le repas terminé, Jean proposa à Clotilde d'aller faire une promenade. Malgré l'air offusqué de la vieille nourrice, elle accepta volontiers, et ils partirent tous quatre, à pied, dans les bois entourant le château.

Les trois hommes l'entraînèrent loin, tout en lui tenant les discours les plus enflammées d'amour fraternel. Peu à peu cependant, elle se rendait compte qu'ils avaient dépassé les limites des lieux qu'elle connaissait.

•  J'ai froid ! dit-elle. Rentrons, mes frères, rentrons au manoir. Vous devez avoir besoin de repos. Je vous ferai préparer trois bons lits. Demain, nous irons visiter nos domaines, et vous reverrez tous nos gens, tous nos paysans qui vous présenteront leurs hommages et vous feront fête.

Elle se retournait déjà, pensant que Jean, Jacques et Jules allaient la suivre. Mais elle se sentit avec violence et soulevée de terre. Et ce qu'elle vit la glaça d'effroi : les visages de ceux qui l'accompagnaient n'étaient plus ceux de ses frères, mais ceux de démons lançant des flammes par les narines.

•  Ciel ! s'écria Clotilde. Je suis perdue !

La réponse qui lui parvint la glaça. La voix d'abord : ce n'était plus une voix humaine, mais celle d'un animal, d'un pourceau.

•  Renonce à ton baptême, tu retrouveras la liberté, et tes maux prendront fin.

•  Jamais ! répliqua-t-elle.

Les trois démons ne la lâchèrent pas. Ils l'entraînèrent plus loin. Elle se débattait, griffée par les ronces et les épines. Elle se reprochait enfin d'avoir cédé à une aberration : ses frères étaient morts, et les démons avaient profité de sa naïveté pour s'emparer de sa personne.

Ils continuèrent longtemps à vociférer, la menaçant toujours, si bien que les trois démons, après plusieurs heures, finirent par l'abandonner et s'enfuirent. Clotilde demeura un moment inanimée, puis elle crut sentir qu'une main amie pansait ses plaies, et qu'une voix douce, lui disait de repartir vers le manoir en lui indiquant le chemin à suivre.

Marguerite et les serviteurs étaient plongés dans la plus vive anxiété. Ils poussèrent des cris de joie lorsqu'ils la virent. Marguerite la déshabilla, la lava, la sécha devant un grand feu de bois, et lui fit respectueusement les reproches qui s'imposaient.

•  N'aviez-vous pas vu leurs pieds, demoiselle ? Ce n'étaient pas des pieds humains, ils faisaient penser à des pieds de mulet.

Clotilde fut vite remise. Elle vécut le reste de sa vie dans la piété, faisant le bien autour d'elle. Elle mourut fort âgée, et les personnes qui l'assistaient dans ses derniers instants virent son âme quitter son corps sous la forme d'une colombe blanche.

On l'inhuma en l'église de Cervon, et le village, longtemps, conserva d'elle le souvenir d'une personne juste et vertueuse.

 

Cette légende nous a été rapportée par l'abbé Joseph-Félix Baudiau qui, au XIXèS, avait, dans ses trois gros volumes sur le Morvan, consigné tout ce qui avait trait à sa région. Et il en expliquait l'origine : cette sombre légende n'est probablement que l'histoire défigurée des tourments que firent endurer à la demoiselle de La Chaume, surprise sans défense, non loin de son manoir, trois soldats huguenots qui couraient la campagne de renier sa religion.

Comme quoi il y a souvent dans les légendes un fond de vérité. Fond sur lequel le populaire peut broder interminablement.

 

Extrait de Contes et Légendes de Bourgogne , Henri Nicolas.

 

 

 

 

 


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