L'aller-retour de Poissonnette

 

 

Henri Vincenot avait coutume de dire que la Côte-d'Or était «  le toit du monde occidental  ». En effet, quatre communes : Essey, Maconge, Rouvres-sous-Meilly et Meilly-sur-Rouvres, voient leurs eaux de pluie se partager dans trois directions :

•  au nord-est vers l'Armançon, l'Yonne, la Seine et la Manche

•  au sud-ouest vers l'Arroux, la Loire et l'Atlantique

•  à l'est vers l'Ouche, la Saône, le Rhône et la Méditerranée.

Il y a sur le territoire de Meilly-sur-Rouvres, une cote 439 qui est véritablement le point de partage des eaux. Mais laquelle de ces trois directions choisir pour ce conte ?

 

Prenons le Prénelot, un ru qui est parfois à sec en été. Il rejoint la rivière de Clomot, puis l'Arroux. Quelques étangs se trouvent sur le passage de ces cours d'eaux naissants, et ils abritent déjà des poissons.

C'est dans l'un de ces étangs que vivait une petite Poissonnette aux écailles argentées. Elle était jolie, et elle le savait. Elle aimait se tenir à peu de distance du rivage et presque en surface ; quand des enfants ou même des adultes passaient, ils la remarquaient et lui faisaient des compliments, mais elle ne se rendait pas compte que ses campagnes étaient tout aussi belles et recevaient les mêmes hommages.

Bientôt, le petit étang où elle était née ne l'intéressa plus beaucoup, et elle songea à prendre, dans le bas de cet étang, le ruisseau qui allait plus loin, vers l'aventure, vers des ailleurs qui devaient être merveilleux.

Elle parla de son projet à une dizaine de copines, mais la plupart d'entre elles refusèrent de s'y associer : dans l'étang, elles savaient ce qu'elles avaient, elles se nourrissaient quotidiennement d'insectes ; au-delà, c'était peut-être plus difficile.

Seules, finalement, deux amies acceptèrent d'accompagner Poissonnette.

Sitôt dit, sitôt fait : toutes trois se rendirent au bout de l'étang et se laissèrent aspirer par le courant du ruisseau.

Immense changement : plus d'eaux calmes, mais un tourbillon qui vous entraînait. Pourtant, le premier moment de frayeur passé, elles se sentirent bien : il suffisait de s'habituer au courant.

Cette euphorie ne dura pas, car des dangers menaçaient : un gros poisson dévora l'une des compagnes de Poissonnette, et celle-ci ne dut son salut qu'à une rapide volt-face. Un peu plus loin, l'autre copine rencontra un joli ver sur lequel elle se précipita ; malheureusement, le ver était accompagné d'une horrible armature de fer qui la déchira et l'amena sur la berge près du gamin qui pêchait.

Poissonnette se retrouva seule, nageant à côté de congénères qu'elle ne connaissait pas. Ils lui expliquèrent qu'elle était désormais dans un cours d'eau portant le nom d'Arroux. Elle aima ce nom et elle aima cette rivière. Mais elle se méfia, l'expérience s'acquiert au fur et à mesure des aventures que l'on rencontre, de certains gros poissons et des humains, adultes et enfants, qu'elle apercevait sur les berges.

Lorsqu'elle se rendait compte que rien ne la menaçait, elle montait presque à la surface pour profiter du soleil. Elle admirait le paysage. Elle traversait les bois d'une région dont on lui dit qu'elle s'appelait le Morvan. Parfois, elle voyait des pâturages tout verts piqués de taches blanches mobiles appelées vaches.

Elle passa dans le faubourg d'une belle ville, avec une église dont le clocher pointu s'élevait dans le ciel. Elle demanda le nom de cette ville, et on lui dit que c'était Autun, une cité au riche passé.

Mais, au fur et à mesure qu'elle avançait, il lui semblait que l'Arroux devenait moins propre : elle-même changeait, ses écailles perdaient de leur éclat. Elle traversa encore d'autres villes, qui avaient noms Gueugnon et Digoin, et l'eau devenait plus trouble, elle se demandait bien pourquoi.

A Digoin, l'Arroux finissait sa course et donnait ses eaux et ses poissons à la Loire. Poissonnette apprit que c'était un grand fleuve : on l'avait surnommé le fleuve royal parce que, beaucoup plus loin, les rois, autrefois, avaient construit sur ses bords de beaux châteaux. Et elle se promit d'aller voir ces châteaux.

Cependant, l'eau devenait de moins en moins agréable, et Poissonnette commençait à regretter l'Arroux, si pur dans sa partie supérieure. Elle fit la connaissance d'une vieille carpe philosophe et donneuse de conseils qui l'amusaient.

•  Carpe diem , lui disait-elle. C'est du latin, j'ai appris ça à l'école, et ça veut dire : Profite du temps présent .

Et elle ajoutait :

•  Tout le mal nous vient des hommes. Je me souviens que, dans mon enfance, ma grand-mère me racontait qu'autrefois les cours d'eau étaient propres et limpides. Aujourd'hui, les hommes, qui sont imprévoyants, jettent dans les rivières des déchets toxiques qui les polluent.

Poissonnette écoutait la vieille carpe et pensait qu'elle avait peut-être bien raison.

•  Tu ferais mieux de retourner dans tes montagnes. Là-haut, tout est plus clair, tout est plus propre. Mais Poissonnette voulait voir les beaux châteaux de la Loire.

•  Ils sont trop loin, maugréa la vieille. Allez, écoute-moi, et rebrousse chemin…

Poissonnette soupira et finit par accepter. Le cœur gros, elle quitta son amie et prit la direction du retour. Ce ne fut pas facile, car il y avait le courant, et elle mit beaucoup plus de temps qu'à l'aller. Elle retrouva les villes : Digoin, Gueugnon, Autun-la-Belle. Au fur et à mesure de son voyage, l'eau redevenait plus pure. Au bout de quelques semaines, elle fut à nouveau dans ses ruisseaux et dans son étang. Elle se mit à raconter tout ce qu'elle avait fait, tout ce qu'elle avait vu, mais les copines ne l'écoutaient guère. Elles ne connaissaient pas d'autre existence que celle, simple et saine, qu'elles n'avaient jamais quittée, et Poissonnette en vint, finalement, à penser comme elles : rien ne valait, pour vivre sa vie, un endroit salubre et tonique, et quel meilleur endroit que «  ce toit du monde occidental  » cher au bon Mr. Vincenot…

 

Extrait de Contes et Légendes de Bourgogne , Henri Nicolas.

 

 

 

 


© 2007 - 2010, Cadole. Tous droits réservés.

 

Présentation
Nouveautés
Formulaire
Livre d'Or
Boutique