Un drôle d'Olibrius

 

 

 

Alésia : le nom est bien connu, il figure dans tous les livres d'histoire. En l'an 52 avant notre ère, s'y déroula une grande bataille mettant aux prises plusieurs centaines de milliers d'hommes, et Vercingétorix y fut vaincu par César.

Cette bataille, César la raconte dans La Guerre des Gaules , mais sans donner de détails topographiques bien précis, de sorte qu'on a longtemps été réduit aux conjectures, et qu'une dizaine de localités ont pu prétendre, avec quelque apparence de raison, avoir été Alésia. Rien qu'en Bourgogne, on peut citer Guillon (Yonne), Aluze (Saône-et-Loire) et Alise-Sainte-Reine (Côte-d'Or).

Au siècle dernier, les savants ont donné leur opinion : c'est Alise-Sainte-Reine, sur le mont Auxois, qui présente les meilleures caractéristiques du site où a dû se dérouler la bataille, encore que tout le monde ne soit pas vraiment convaincu. Une statue de Vercingétorix, érigée en 1865, domine la campagne environnante et est visible de fort loin.

Mais la commune s'appelle Alise-Sainte-Reine, car il y a eu une sainte de ce nom, à laquelle est attachée une bien triste mais bien jolie légende.

 

L'histoire se passait au IIIèS. Il y avait, en ce temps-là, une jeune fille orpheline de mère. Son père, un notable, l'avait confiée à une nourrice qui l'éleva dans la foi chrétienne ; cette religion était alors peu répandue et peu acceptée, et les autorités officielles la combattaient souvent.

Un jour qu'elle faisait paître ses moutons, Reine vit passer sur le chemin un cortège d'officiers romains enveloppés dans des tuniques rouges et le chef recouvert d'un casque à aigrette rouge. Tous montaient des chevaux noirs, à l'exception d'un seul qui avait un cheval blanc. Ils étaient une dizaine, douze peut-être.

Le propriétaire du cheval blanc mit pied à terre, aussitôt imité par ses compagnons.

•  Nous cherchons à boire, dit-il. N'y a-t-il pas une source par ici ? Bergère, renseigne-nous.

Reine était un peu intimidée de se trouver en face de tous ces hauts personnages. Elle en voyait passer quelques-uns parfois, mais jamais ils ne s'arrêtaient. Ceux-ci avaient dû faire une course assez longue, car leurs montures paraissaient fatiguées : la sueur coulait sur l'encolure du cheval blanc.

•  Il n'y a pas de source, messeigneurs, répondit-elle, mais si vous voulez bien aller jusqu'au village voisin, vous pourrez trouver de quoi vous rafraîchir.

Elle avait parlé d'une voix douce, et celui qui l'avait interrogée en fut tout ému.

•  Par Jupiter et tous les dieux ! jura-t-il, que voilà donc, foi d'Olibrius, une belle fille !

Elle n'avait guère plus de quinze ans, mais elle possédait justement cette beauté neuve et pure qui attire certains hommes mûrs. Elle était bien différente de toutes les femmes que les soldats rencontraient et qui se donnaient à eux, soit par vice, soit pour de l'argent, soit pour le plaisir d'avoir une aventure avec des militaires.

Gouverneur romain, Olibrius devait visiter les différentes régions dépendant de son autorité, et il se proposait de s'installer pendant quelque temps non loin d'Alésia. Il y établit donc son camp et, quelques jours plus tard, il manifesta le désir de revoir la petite bergère. Il la fit venir et lui demanda tout de go :

•  Veux-tu rester avec moi ?

Reine, stupéfaite et craintive, ne répondait pas. Elle considérait cet homme qui s'essayait à sourire mais qu'elle devinait plein d'orgueil et de présomption. Quoique grand et fort, il était laid, même sous son bel uniforme. Le cheveu rare, un bouton sur le nez, deux rides tombant latéralement le long des joues, un regard gris et pâle : il lui déplut souverainement. Olibrius au contraire remarquait le visage de Reine, pur de toute ride et lisse comme un beau fruit, un teint clair, des yeux de couleur miel, des tresses de cheveux châtains tombant sur les épaules, et surtout un regard franc, où pourtant il devinait une sorte d'hostilité qu'il saurait bien, lui, Olibrius réduire. Cette fille, il la lui fallait.

•  Tu ne me réponds pas ? Je te demande si tu veux rester avec moi. Quand je partirai d'ici, je te ferai voir de beaux pays, et mes serviteurs se prosterneront devant toi.

Se prosterner devant elle ? Reine n'est pas née pour cela. C'était elle qui se prosternait, et pas devant un être humain.

•  Eh bien ? Olibrius n'aime pas attendre quand il demande quelque chose. Réponds-moi.

•  Je ne le puis, ma religion me le défend.

•  Et de quelle religion es-tu donc ?

•  Chrétienne. Ma foi m'interdit de faire ce que vous me proposez.

Sa foi ? Olibrius éclata d'un gros rire.

•  Chrétienne ? Je te ferai changer d'idée.

Car Olibrius n'aimait pas les chrétiens, ces gens obéissant à une religion fondée deux siècles auparavant en Judée ou en Galilée, il ne savait pas exactement où, et qui inculquait à ses fidèles de curieux préceptes. Le christianisme constituait un danger pour l'Empire romain, un ferment de trouble et d'agitation qu'il convenait de détruire.

Il la renvoya à ses moutons et s'efforça pendant quelque temps de ne plus penser à elle. Mais elle revenait toujours, la nuit, dans ses songes et, pendant la journée, c'était encore son visage qui s'imposait à lui.

Il la manda une seconde fois, bien décidé à la faire céder. Mais la même scène se déroula, Olibrius réclamant, et Reine refusant, se réfugiant derrière sa foi.

•  Sais-tu que, comme chrétienne, je pourrais te jeter au cachot ? Tu y demeurerais des jours et des jours et tu mourrais de faim…

Elle ne bronchait pas, ses yeux de miel soutenaient le regard gris de son interlocuteur.

•  Je suis gouverneur romain, je te le rappelle, et je dispose de tous les pouvoirs.

Elle ne répondait pas, et il la renvoya encore, et s'efforça à nouveau de la chasser de son esprit. Mais, au fil des jours, il comprenait qu'elle tenait en lui une place de plus en plus grande. Il passait maintenant des heures à songer, rabrouant ses hommes et ses serviteurs quand ils venaient le déranger pour lui soumettre une question de sa compétence.

 

Reine de son côté se confiait à sa nourrice chrétienne, qui la poussait à se refuser.

Olibrius fit appeler le père de Reine. Celui-ci était chargé du ravitaillement des troupes en vivres, et il jouissait dans la région d'une certaine renommée.

•  Je suis amoureux de ta fille, dit Olibrius, et je désire l'épouser.

•  Cette décision m'honore fort, répondit le père en s'inclinant.

•  Jusqu'à maintenant, elle n'était pas d'accord.

•  Elle le deviendra, dit le père.

•  Tiens, emporte cela, et donne-le-lui de ma part. Et Olibrius, tout sourire, lui remit un coffret.

•  Tu peux ouvrir.

Il y avait, à l'intérieur, un superbe collier en or, et un bracelet, également en or.

Le père se rendit chez la nourrice et parla à la fois à celle-ci et à Reine. Il montra le collier et le bracelet. Mais Reine refusa le tout.

•  Cet homme est un païen. Je ne veux pas épouser un païen.

Le père soupira, mais, comme il aimait sa fille, il n'insista pas et retourna voir Olibrius pour lui faire part de l'insuccès de sa démarche.

Le gouverneur entra dans une violente colère, car jamais aucune femme n'avait osé lui résister. Cet entêtement provenait sans doute de sa religion. Il lui faudrait donc, obéissant aux ordres de Rome qu'il n'avait que mollement exécutés jusqu'alors, punir cette chrétienne. Ou la faire abjurer.

Il demanda qu'on la lui amène à nouveau. Là, plus question de propositions ni de cadeau.

•  Reine, tu dois renoncer à ta religion.

Elle gardait cet air calme et serein qui ne la quittait jamais. Mais elle refusa encore.

Olibrius la fit enfermer dans un cachot et ordonna qu'un supplice particulier lui soit infligé chaque jour. La première fois, ce fut une flagellation, la secondes des brûlures sur tout le corps par un tison rouge, la troisième une immersion dans un tonneau d'eau putride. Et, le supplice terminé, on l'emmenait devant le gouverneur.

Mais la première fois son corps ne montrait aucune trace de coups, la seconde aucune trace de brûlure, la troisième il ne dégageait aucune odeur nauséabonde. Elle demeurait belle, propre, saine.

Il fallait en finir. Olibrius sentait qu'il allait devenir la risée de la population gauloise et même de ses propres soldats. Le quatrième jour, il n'ordonna pas de supplice, il fit amener la jeune fille non plus sous sa tente, mais dans un lieu en plein air. Les soldats romains, les habitants du village, le père et la nourrice avaient été appelés pour cette confrontation, dans laquelle il était sûr d'avoir le dernier mot.

En face de lui, Reine le défiait de son regard de miel. Elle le bravait, lui, Olibrius, le vaillant, le courageux, l'intrépide, l'audacieux, le hardi, l'héroïque, lui que dans tout l'Empire romain on respectait ou on craignait. Il aurait raison de cette petite fille entêtée et corrompue par une religion stupide. Elle mourait.

Il convenait cependant, surtout devant la foule, de faire une dernière tentative.

•  Tu refuses toujours de m'épouser ?

•  Je refuse.

•  Tu refuses toujours d'abjurer ta religion ?

•  Je refuse.

•  Eh bien, meurs !

Il prit son épée et lui trancha la tête. D'un seul coup. Et le sang de Reine se répandit sur le sol.

Le père et la nourrice, en larmes, emportèrent la tête et le corps de la jeune fille, à qui ils donnèrent une sépulture.

Le lendemainà l'endroit où elle avait trouvé la mort, une source jaillit, qui coule encore. C'était aussi le lieu précis où, quelques semaines auparavant, Olibrius l'avait vue pour la première fois et lui avait demandé si, dans le pays, il existait une source.

 

On vint longtemps en pèlerinage à Alise, et des miracles s'y produisirent. Dès le Moyen Age, dès 866 dit-on, on célébra publiquement la tragique fin de Reine. Aujourd'hui encore, pendant le week-end le plus proche du 7 septembre, les habitants de l'antique Alésia interprètent, au théâtre des Roches, cette tragédie en trois actes qu'est Le Mystère de sainte Reine .

 

Extrait de Contes et Légendes de Bourgogne , Henri Nicolas.

 

 

 

 

 


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