Gengoux et l'épouse adultère

 

 

Au VIIIè siècle vivait en Bourgogne un seigneur qui s'appelait Gengoux et possédait les plus grandes qualités. Il était l'un des principaux compagnons du roi Pépin le Bref, fils de Charles Martel et père de Charlemagne.

Lorsqu'il n'était pas dans ses terres de Bourgogne où il comblait les pauvres de ses bienfaits, il accompagnait Pépin; c'est ainsi qu'il participa à l'évangélisation de la Frise, une province de la Hollande actuelle.

Pépin prisait fort Gengoux et, pendant ses campagnes, il le faisait, honneur insigne, coucher sous sa propre tente.

Une nuit, le roi fit une découverte qui le laissa pantois. Il avait, avant de s'endormir, soigneusement soufflé la lampe. S'éveillant peu après, il s'aperçut qu'elle était rallumée. Il se releva en maugréant et alla l'éteindre, pendant que Gengoux continuait, lui, à dormir profondément. Elle se ralluma. Pépin alla derechef la souffler, puis demeura éveillé et attentif; la lampe s'alluma à nouveau. Une troisième tentative amena le même résultat, et Pépin le Bref fut ainsi convaincu que son compagnon était un saint.

Ce saint était marié à une femme du nom de Gavea. Elle était grande, elle avait de longs cheveux blonds, des yeux bleus comme un ciel d'été, une voix douce comme le ciel, et de fort gracieux contours.

Gengoux l'adorait, et elle savait le rendre heureux lorsque, rentrant de ses campagnes avec son souverain, il la rejoignait dans le grand lit qu'il lui avait offert le jour de leurs épousailles. Elle possédait des trésors de séduction et une science poussée de l'amour qu'elle savait déployer pour la plus grande félicité de son seigneur et maître.

Gavea était donc ce qu'il est convenu d'appeler une femme ardente, et tout se serait bien passé si son mari avait pu honorer sa couche chaque nuit. Mais les aumônes aux pauvres et surtout le service de Pépin accaparaient Gengoux; Pépin se refusait en effet à se passer de son compagnon favori, et saint de surcroît.

Que pouvait faire une femme jeune, passionnée et esseulée? Chercher peut-être, ou à tout le moins écouter d'une oreille complaisante les mots d'amour murmurés par ceux qui l'entouraient: les pages notamment, et aussi les seigneurs du voisinage.

Tant et si bien qu'un jour la belle céda aux avances d'un hardi chevalier, puis d'un autre. Un page de la maisonnée de Gengoux, puis un autre, puis un troisième, bénéficièrent également de ses faveurs, et d'autres encore, gentilshommes et manants. Lorsque son mari rentrait, elle redevenait toute à lui, et les remplaçants n'avaient garde de se montrer. Mais, dès qu'il avait enfourché son cheval et passé le pont-levis du château, Gavea retournait à ses amours de substitution.

 

Elle savait doser adroitement ses étreintes avec les uns et les autres. Elle avait d'ailleurs obtenu de tous ses amants la promesse, en cas de rupture de promesse, elle se serait refusée à jamais au renégat, de ne pas montrer la moindre jalousie envers les autres hommes pour lesquels elle avait des bontés. Il faut dire que sa servante Isabeau s'arrangeait pour éviter les rencontres gênantes. Au besoin, si Gavea se trouvait occupée avec un de ses adorateurs, elle n'hésitait pas à payer de sa personne afin de rendre l'atente moins pénible.

Et quand Gengoux revenait de ses glorieuses campagnes lointaines, il retrouvait gavea docile, toujours prompte à lui procurer les plus ineffables émois. Gavea était ainsi la plus heureuse des femmes, comblée par son mari et par tous ces hommes sur le coeur et sur les sens desquels elle régnait.

Ces langues furent langues de femmes, car les hommes, désireux de voir perdurer un statu quo pour eux fort plaisant, se gardaient bien d'ouvrir le bec. Les jeunes filles et jeunes femmes du village et des villages voisins ne pardonnaient pas à Gavea de leur prendre tous les garçons pouvant s'intéresser à elles. Un jour, elles se réunirent en champ clos et prirent la décision d'avertir le seigneur de son infortune. Elles pensèrent toutefois qu'il était préférable de ne pas intervenir elles-mêmes, car Gengoux risquait bien de ne pas ajouter foi à leurs dires, qu'il considérerait comme des calomnies et mettrait sur le compte de la jalousie.

L'une des donzelles proposa de faire appel à sa grand-mère, et toutes batirent des mains à cette idée.

La grand-mère avait du reste de bonnes raisons de rendre un tel service. Quand elle avait seize ans, dans un bois, elle avait subi, sans déplaisir, les assauts du grand-père de Gengoux, un patriarche grand amateur de tendrons et encore embarrassé d'un reste de verdeur. Elle avait regretté que ces assauts ne se fussent pas renouvelés, et que le père de Gengoux et Gengoux lui-même n'eussent jamais accordé la moindre attention polissonne aux femmes du village. Ainsi avait-elle conçu une certaine rancoeur contre toute la famille du châtelain.

Elle accepta donc la proposition de sa petite-fille et prit l'habitude de se poster dans un buisson à proximité du château. Un jour, le voyant arriver, elle sortit promptement de sa cachette, arrêta le chaval par la bride et dit simplement:

•  Seigneur, on vous trompe outrageusement! La luxure et le stupre règnent chez vous! Méfiez-vous!

Gengoux chassa d'un revers de la main la vieille femme et pénétra dans son château. Gavea le reçut, comme à l'accoutumée, avec moult caresses, flatteries et mots doux, et leur enlacement fut, une fois de plus, superbe.

Généralement après l'étreinte, gengoux s'assoupissait et reprenait des forces pour une nouvelle partie. Ce jour-là, il demeurait les yeux ouverts et silencieux: il réfléchissait aux paroles de la vieille.

•  Qu'avez-vous donc, mon cher seigneur? Interrogea Gavea instinctivement tourmentée par cette attitude inhabituelle.

•  Je pense que, pendant mes longues absences, vous ne m'êtes probablement pas fidèle, ma mie, et j'en souffre...

Gavea poussa un cri d'indignation:

•  Pas fidèle? Oh! Mon cher seigneur, que voilà de votre part un vilain soupçon! Je n'ai jamais aimé que vous, je n'aime que vous, et je n'aimerai jamais que vous. Aucun homme autre que vous ne m'a jamais touchée...

Gengoux se leva et s'habilla sans mot dire, puis, sans regarder sa femme, il laissa tomber ces mots:

•  Je vais terminer la nuit ailleurs. Nous reprendrons cette conversation demain matin. Et il sortit de la chambre, le plus dignement possible.

Gavea était loin de s'attendre à pareille chose, et elle fut un moment plongée dans l'affliction. Apparemment Gengoux savait tout. Mais elle tenta aussitôt de se rassurer: il ne savait rien, il ne pouvait rien savoir, il voulait simplement éprouver ses sentiments à son égard.

Nous reprendrons cette conversation demain, avait-il dit en la quittant. Elle saurait faire face à la situation. Les conversations, elle savait les mener comme elle l'entendait, elle possédait de bons arguments dans la discussion. D'ailleurs, sa défense serait facile, et elle ne s'en départirait pas: nier jusqu'au bout.

 

Le lendemain matin, un de ses serviteurs de Gengoux vint respectueusement prier Madame de se rendre dans le grand salon de l'aile nord. Correctement vêtue, ajouta le messager en reprenant le mot exact du seigneur.

Gavea aurait préféré un déshabillé suggestif. En soupirant, elle choisit une longue robe bleue ornée de fleurs et de festons et mit sur sa tête une légère mantille de dentelle sombre qui mettait en valeur la blancheur de son teint.

Dans le grand salon de l'aile nord, Gengoux était assis sur une haute chaise, et il donnait ainsi l'impression d'être un juge, un justicier.

Sans se laisser impressionner par cette mise en scène un peu solennelle, Gavea se prosterna aux pieds de son mari et lui tint un instant les jambes embrassées.

Gengoux savait ce qu'il risquait si ses lèvres remontaient plus haut. Aussi la repoussa-t-il doucement.

•  Prenez place sur ce siège, madame, ce vous sera plus facile pour entendre ma décision.

•  Je suis à votre disposition, mon cher seigneur, répondit Gavea en s'installant face à son mari.

•  Vous m'avez affirmé hier que vous ne m'aviez jamais trompé, que vous n'aviez jamais connu d'autre homme que moi.

Avant qu'elle ait eu le temps de placer un mot, Gengoux poursuivait:

•  Eh bien, nous allons nous en remettre au jugement de Dieu. Vous allez jurer.

Comme Gavea étendait déjà la main, il interrompit son geste.

•  Non, point ici et point maintenant. Veuillez vous trouver dans une heure à la fontaine, et je vous dirai ce que vous aurez à faire.

Elle se leva, le salua d'un signe de tête et d'un sourire. Elle était plus belle et plus désirable que jamais dans sa longue robe bleue, et Gengoux la regardait s'éloigner en balançant les hanches.

•  Ah! J'oubliais de vous dire: prenez une robe autre, sans manches.

Il avait décidé de soumettre sa femme au jugement de Dieu, mais, au fond de lui-même, il demeurait persuadé que l'expérience prouverait sa pureté et qu'ils reprendraient, tous les deux, la route heureuse de la passion partagée. Il solliciterait du roi Pépin de moins souvent faire appel à lui, afin de demeurer davantage auprès d'elle et de pouvoir lui faire enfin les enfants dont la venue couronnerait leur union.

Une heure plus tard, quand Gavea, qui avait troqué sa robe bleue contre une robe bleue contre une robe rose plus simple laissant ses bras nus comme son mari l'avait exigé, arriva devant la fontaine situé en contrebas, à proximité du mur d'enceinte, elle fut quelque peu surprise de voir là tous les habitants du château debout, à l'attendre. Gengoux avait convoqué ses serviteurs, hommes d'armes, pages, cuisiniers, jardiniers, palefreniers, et aussi les servantes. Parmi les hommes, Gavea apercevait plusieurs pages et un palefrenier pour lesquels elle avait eu des bontés: aucun ne dirait rien. Les femmes? Elles étaient toutes au courant de sa conduite; la plupart ne l'approuvaient pas, mais elles aimaient tellement Gengoux qu'elles n'avaient jamais ouvert la bouche à ce sujet, de crainte de lui faire de la peine. Gavea arrêta son regard plus longtemps sur sa suivante Isabeau qui lui avait déjà rendu tant de services, et elle comprit que celle-là ne la lâcherait pas, qu'elle pourrait toujours, le cas échéant, avoir recours à son aide.

Tous avaient compris l'enjeu de la partie. Bien que tous fussent assurés du résultat du jugement, certains faisaient intérieurement des prières pour qu'il ne soit pas défavorable et n'affecte pas le seigneur Gengoux.

A voix très haute, celui-ci dit:

•  Je demande à mon épouse de déclarer solennellement qu'elle m'a toujours été fidèle, puis de tremper son bras droit dans l'eau de la fontaine. Si elle dit vrai, le bras restera tel qu'il est. Dans le cas contraire, il deviendra noir.

Un silence, puis:

•  Obéissez, madame.

Gavea regarda son mari avec des yeux pleins d'amour, hésita un instant, puis lui dit qu'elle n'avait jamais connu d'autre homme que lui, et plongea d'un seul coup le bras dans l'eau.

Tous les assistants avaient les yeux fixés sur Gavea, inquiets ou curieux, certains secrètement contents. Gengoux, lui, était pâle: il n'osait prier Dieu, et s'en remettait à sa justice.

Gavea poussa un cri, repris aussitôt par toutes les personnes présentes: le bras était soudainement devenu sombre. Une coloration vilaine, faite de noirâtre, de grisâtre, de verdâtre, de jaunâtre et de bleuâtre. Gengoux, bouleversé mais impassible, fit un signe à deux de ses soldats:

•  Qu'on l'emmène!

Elle fût emmené dans sa chambre. Dans le grand lit du mariage et de l'adultère, elle pleura pendant des heures sur son bras mutilé et sur son bonheur perdu.

Et comme elle n'était que malveillance et vilenie, elle se mit à songer à sa vengeance.

Gengoux lui fit dire qu'elle demeurerait prisonnière jusqu'à la fin de ses jours. Elle lui fit répondre que, repentante et indigne, elle s'inclinait devant la juste décision de son mari, mais elle demanda qu'il lui fût accordée une seule et unique faveur: celle d'avoir continuellement auprès d'elle sa fidèle servante Isabeau.

Gengoux accéda à cette demande, et les deux femmes passèrent leurs journées à échafauder un abominable projet.

Pour Gavea, il s'agissait, ni plus ni moins, de faire disparaître son mari. Mais comment?

•  Faîtes-le tuer par un de vos amants, lui souffla Isabeau.

•  Excellente idée, mais lequel?

Elles cherchèrent encore plusieurs jours, pendant que Gengoux était retourné à son roi ou à ses pauvres, pour fuir ces lieux où, après avoir cru connaître tant de bonheur, il avait subi le plus terrible des affronts. Elles passèrent en revue tous ceux, nobles et vilains, qui avaient tenu Gavea dans leurs bras, et, finalement, leur choix s'arrêta sur un seigneur du voisinage, du nom de Bertrand. Isabeau, qui avait l'autorisation de sortir du château, réussit à prendre contact avec lui, et elle lui soumit le plan soigneusement mis au point. Il s'agissait d'un plan diabolique, ourdi par des diaboliques.

Bertrand était un passionné, mais aussi un jaloux et un brutal. Il avait toujours haï Gengoux et, à la joie physique qu'il avait éprouvée à posséder une femme aussi amoureuse que Gavea, se mêlait celle, maligne, de bafouer son mari. Aussi, quand Isabeau lui eut proposé d'occire purement et simplement Gengoux, n'hésita-t-il pas à répondre affirmativement.

•  Ma maîtresse vous fait pleinement confiance. Elle pense que vous saurez trouver un prujet digne d'elle, et digne de vous.

Bertrand se rengorgea: il était fier de l'offre qui lui était faite. Fier de constater qu'il avait été choisi parmi une dizaine d'autres, et peut-être davantage, pour faire ce que Gavea appelait justice. Fier aussi de constater qu'ellefaisait appel à son sens de l'opportunité.il saurait trouver quelque chose.

Il trouva.

Lorsque Isabeau revint le soir, quelques jours après, il lui exposa son plan. Diabolique, on l'a dit.

Gengoux rentra un peu plus tard d'une nouvelle campagne avec Pépin le Bref. Il s'enquit à peine du sort de sa femme, se contentant de savoir qu'elle était toujours prisonnière dans sa chambre, et il se mit en quête de ses pauvres: il avait de l'argent à leur donner.

Il parcourut les villages des environs, distribuant des oboles et des paroles de compassion. Un après-midi, alors qu'il galopait entre deux hameaux, il vit, étendu sur le chemin, un homme allongé et qui paraissait mort. Il s'arrêta, tout prêt à le secourir.

•  Pitié, seigneur, pitié! Venez à mon secours!

Gengoux se précipita et lui tendit la main pour l'aider à se relever. Apparemment, il n'était pas blessé, peut-être simplement contusionné par une chute. L'homme prit cette main, se releva prestement, et son visage se trouva en face de celui de Gengoux, qui le reconnut.

•  Bertrand! S'écria-t-il au comble se la stupéfaction. Mais que fais-tu ici?

•  J'ai une affaire à régler. De la part de Gavea...

Et, profitant de l'effet de surprise, il sortit le couteau dissimulé dans sa poche et le planta dans le coeur de Gengoux.

Les diaboliques ne triomphèrent pas longtemps. Dès qu'il fut rentré dans son château, Bertrand fut saisi de coliques si violentes qu'il s'ouvrit le ventre, saisit ses boyaux et les jeta, hors de lui-même, puis expira dans d'atroces souffrances.

Quant à Gavea, son sort ne fut pas meilleur. Gengoux n'avait qu'un frère qui habitait assez loin. Il vint, une quinzaine de jours après le drame, pour régler différentes affaires. Il prit la décision de chasser Gavea en lui disant d'aller mourir où elle voudrait: sa peau ne valait pas cher.

Elle ne se le fit pas répéter et prit la route avec Isabeau, mais elle n'avait pas fait dix pas que la terre s'ouvrit; elle disparut dans un trou et fila directement en enfer.

Notes :

 

Gengoux fut, aux environs de l'an 900, soit un siècle et demi après sa mort, honoré par l'Eglise, pour avoir «  versé son sang pour la santification du sacrement du mariage  ». On le fêta longtemps le jour du 11 mai; ce ne fut qu'à la suite d'une récente réforme qu'il fut banni du calendrier.

 

Gengoux et Gavea ont vécu dans le nord de la région, et plus précisément à Annéot, près d'Avallon, où l'on est venu longtemps implorer le secours de ce «  martyr de la foi conjugale  ».

 

Les communes de Bourgogne du nom de Saint-Gengoux: Saint-Gengoux-le-National; Saint-Gengoux-de-Scissé, toutes deux en Saône-et-Loire.

 

Traditions associées à ce saint:

lors de chaque noce, une confrérie de cornards rappelait aux jeunes mariés les infortunes du saint. Il existait, devant l'entrée latérale de l'église, une grande fontaine alimentée par sept sources, près de laquelle les membres de la confrérie se joignaient à la noce. En présence de tout le village, ils demandaient à la jeune épouse de plonger son bras. Et toujours, toujours, le bras ressortait indemne. A part quelques diaboliques clouées au pilori par Barbey d'Aurevilly et Boileau-Narcejac, qu'une seule épouse infidèle: Gavea...

 

 

Extrait de Contes et Légendes de Bourgogne , Henri Nicolas.

 

 

 

 


© 2007 - 2010, Cadole. Tous droits réservés.

 

Présentation
Nouveautés
Formulaire
Livre d'Or
Boutique